« Bamboula, c’est un terme à peu près convenable ». C’est ce qu’affirme avec un aplomb déconcertant Luc Poignant, représentant syndical de la police française, en direct à la télévision publique ce jeudi 9 février. « Bamboula » c’est aussi la virulente injure raciste qui résonne encore aux oreilles d’un jeune homme sans histoires. Une semaine avant la déclaration du syndicaliste, à Aulnay-sous-Bois une ville populaire de banlieue parisienne, la vie de celui qui est désormais nationalement connu sous le prénom de Théo, bascule dans un horrible cauchemar.
Selon son témoignage, Théo, voit des policiers effectuer un contrôle d’identité sur ses camarades, et s’interpose lorsqu’un des officier administre « une grosse gifle » à un des jeunes. La suite plonge le jeune homme dans un tourbillon d’horreurs: après lui avoir brutalement introduit une matraque dans le rectum, les officiers l’aspergent de gaz lacrymogènes, le menottent et lui administrent une série de sévices : « Ils m’ont encore frappé, ils m’ont mis des patates, des coups de matraque dans les parties intimes. Ils m’ont craché dessus, ils m’ont traité de négro, de bamboula, de salope.», raconte-t-il, rappelant ainsi le contexte dans lequel de nombreux policiers usent d’une dégradante rhétorique pourtant considérée comme « convenable » par un éminent syndicaliste de la profession.
Au lieu de conduire Théo à l’hôpital alors qu’il suffoque, les policiers le transportent vers le commissariat. Rappelons-le, Théo n’a absolument commis aucun délit. Le calvaire de Théo prendra fin lorsqu’un agent, inquiet devant son état, finit par appeler le SAMU qui le conduit à l’hôpital. Un médecin découvre alors « une plaie longitudinale du canal anal » sur près de dix centimètres et une « section du muscle sphinctérien ». Il lui prescrit soixante jours d’Incapacité totale de travail.
Les quatre policiers sont mis en examen – trois d’entre eux pour « violences volontaires » et le quatrième pour « viol » – et repartent chez eux, libres.
Des faits aussi accablants auraient dû faire l’objet d’une condamnation sans équivoque. Pourtant très rapidement une source judiciaire interrogée par l’AFP pendant l’enquête préliminaire, affirme l’invraisemblable : le pantalon aurait « glissé tout seul ». Quelques jours plus tard l’Inspection générale de la police nationale transmet ses comptes-rendus d’enquête à la juge d’instruction en charge de l’affaire de l’arrestation.
Si ces premières observations déplorent un « accident grave et réel », elles nient toute fois l’existence d’un « viol délibéré« .
Parallèlement l’avocat du policier mis en examen pour viol qualifie l’acte de son client « d’involontaire ». Pourtant la loi française décrit sans équivoque le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. ». Comment peut-on raisonnablement nier le caractère sexuel de l’agression et affirmer son caractère « accidentel » ?
Il faut le préciser, Théo est un jeune homme noir. Ce que les médias français tendent à ne pas souligner. Et il n’est pas le premier en France à subir les excès des forces de l’ordre. Malheureusement « l’affaire Théo » s’inscrit dans le contexte d’une violence institutionnelle endémique dirigée contre les minorités de manière récurrente. Les contrôles d’identités, injustifiés pour la plupart, sont souvent le point de départ d’escalades brutales.
Selon le dernier rapport du Défenseur des Droits, l’autorité administrative en charge de la lutte contre les discriminations, 80 % des jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs déclarent avoir été contrôlées (contre 16 % pour le reste des enquêtés). Ils sont exposés à vingt fois plus de risques d’être contrôlés que les autres. Et l’ACAT dans son enquête sur l’usage de la force par les représentants de la loi en France décrit « les membres de minorités visibles » comme « une part importante des personnes victimes (…) particulièrement (…) concernant les décès ».
Car si nous parlons aujourd’hui de Théo, c’est parce que dans son malheur il a eu la chance de survivre à cette violente interaction.
Il peut aujourd’hui témoigner de cette brutalité à laquelle chaque année des individus anonymes, trop nombreux succombent dans le silence médiatique le plus assourdissant. Quelques mois avant Théo, c’est l’affaire Adama Traoré qui a secoué l’opinion française. Alors que les yeux du monde sont rivés sur les Etats-Unis, où deux hommes noirs, Alton Sterling et Philando Castile sont morts, tués par des policiers, la mort d’un Noir français dans des circonstances troubles ne semble pas susciter la même émotion. Le 19 juillet, à Beaumont sur Oise, une ville de la banlieue parisienne, Adama Traoré est arrêté alors qu’il fuit un contrôle des gendarmes de crainte d’être arrêté car il n’a pas ses papiers d’identité sur lui. Quelques heures plus tard, il est mort. Asphyxié. Adama Traoré était un homme noir. Et son nom vient allonger la liste déjà trop fournie des Français morts entre les mains des forces de l’ordre.
En France les officiers de police n’ont pas recours aux armes à feu aussi mécaniquement que leurs homologues américains. Ici les violences policières s’expriment sous d’autres formes, moins « spectaculaires ». Certes, les coups, les humiliations sont monnaie courante. Mais les décès sont souvent liés non pas à des tirs par balles mais à l’obstruction des voies respiratoire. Ainsi, en 2007 Lamine Dieng est mort asphyxié dans un fourgon de police, en 2008 Hakim Ajimi a perdu la vie, asphyxié par la compression thoracique et la clef d’étranglement pratiquées par deux policiers. En 2015 c’est Amadou Koumé qui décède, asphyxié alors qu’il est arrêté dans un bar. Hocine Bouras, Amine Bentounsi, Abdoulaye Camara, Zyed Benna, Bouna Traoré et des centaines d’autres… chaque année les noms des disparus tués par la police se succèdent et se ressemblent étrangement dans leurs consonances arabes et africaines. Selon Amnesty International, ce sont chaque année quinze personnes qui meurent ainsi chaque année aux mains des forces de l’ordre.
Ces disparitions cachées derrière les murs des commissariats ou dans le secret des fourgons sont moins propices à une captation vidéo et à des diffusions qui permettraient comme aux Etats-Unis d’alerter l’opinion internationale.
Théo a eu la présence d’esprit de s’approcher d’une caméra de surveillance placée dans la rue. C’est la première fois que des preuves aussi accablantes circulent via les réseaux sociaux. Ce qui a toujours été su des habitants des quartiers populaires est désormais visible de la majorité et suscite une indignation internationale.
Après plusieurs nuits d’agitation expression d’une colère populaire bien plus diffuse, le président François Hollande s’est rendu au chevet de Théo. Le symbole est fort, mais il contraste sensiblement avec l’inaction du président contre les violences policières. Lors de la campagne présidentielle de 2012 il s’était engagé à lutter contre les contrôles au faciès. Il était alors question de mettre en place un récépissé enjoignant les policiers de laisser une trace écrite pour chaque contrôle et de motiver chacun d’entre eux. Cette proposition n’a jamais vu le jour.
Théo a été érigé en figure d’exemplarité. Je ne doute pas de ses qualités morales, mais la respectabilité ne doit pas être le corolaire obligatoire de la dignité. Nul ne mérite de subir un tel traitement et ce quels que soient les méfaits commis.
Théo a survécu, et souffrira sans doute longtemps des dommages physiques et psychologiques provoqués par le traitement barbare qui lui a été infligé. Son nom porte aujourd’hui la charge symbolique d’une violence systémique qui a emporté de trop nombreuses vies. Et son visage est désormais celui du racisme post-colonial qui gangrène les institutions françaises.
La version anglaise de l’article a été publiée sur le site OKAYAFRICA.